Éradiquer l’éducation en langue tibétaine pour « préserver la stabilité »
Je me souviens encore du 19 octobre de l’année dernière, à Regong dans la province d’Amdo, lorsque plusieurs milliers d’étudiants et de lycéens ont quitté leurs écoles, levant au bout de leurs bras de petits tableaux noirs, sur lesquels était inscrit en caractères tibétains : « Nous avons besoin des cours de Tibétain ». Par la suite, dans plusieurs endroits d’Amdo, des districts de Qinghai jusqu’aux districts du Gansu, d’innombrables jeunes ont mis en branle un mouvement pour la défense de leur langue maternelle. Même dans l’Université centrale des nationalités à Pékin, plusieurs étudiants tibétains ont élevé leur voix.
Je me souviens qu’à cette époque, plus de 300 enseignants tibétains ont fait parvenir aux autorités régionales du Qinghai une lettre, leur demandant de soutenir que la langue d’enseignement des étudiants tibétains reste leur langue maternelle et d’abandonner l’application du principe « le mandarin comme langue principale, le tibétain comme langue auxiliaire, le mandarin comme langue d’enseignement et le mandarin comme langue de l’éducation préscolaire ». Des Tibétains ont quitté leur emploi de cadre du Parti, les éducateurs seniors ont également envoyé des déclarations d’opinion semblables au Bureau du Front uni et à d’autres grands départements.
Je me souviens que par la suite, le secrétaire du comité de la région du Qinghai déclara que la réforme de « l’éducation bilingue » se faisait en fonction des circonstances locales et qu’elle sera mise en œuvre progressivement, pour apaiser les inquiétudes du peuple. Les Tibétains naïfs furent convaincus que les paroles du secrétaire étaient d’une énorme importance, qu’elles ne pouvaient être une simple manigance pour gagner du temps.
Mais à peine une année et demie plus tard, l’épée suspendue au dessus de la tête de l’éducation tibétaine s’abaissa encore. En mars de cette année, au moment du commencement du nouveau semestre scolaire, les jeunes des écoles tibétaines et minoritaires des provinces du Gansu et du Qinghai ont découvert que les livres spécialisés en langue tibétaine furent soudainement remplacés par des livres en mandarin. En d’autres termes, les écoles que fréquentent les enfants des paysans et des bergers sont passées d’une éducation bilingue à une éducation en mandarin. Quelles seront les conséquences d’un tel changement ?
Le 3 mars, Tsering Kyi, en troisième année au lycée du conté de Maqu, en Amdo, s’est sacrifiée par immolation pour protester contre cette politique d’éducation. Depuis le 14 mars, dans les contés de Regong, Zeku, Gangcha, Tongde, des milliers de lycéens et enseignants des écoles sortent dans les rues, pour y crier les slogans suivants : « Égalité des peuples », « Égalité des langues », « Autonomie pour notre région ».
Un enseignant de la région d’Amdo tint sur son blog ces propos sincères : « …même s’ils remplacent les livres en langue maternelle, il faudra remplacer tout le matériel pédagogique connexe, car il ne suffit pas de tirer sur les plantes pour les faire pousser, ce n’est pas ça l’éducation et ce n’est pas non plus un endroit où l’on doit démontrer sa volonté politique. Alors que les élèves ne maîtrisent pas encore l’utilisation et les changements du vocabulaire, de la syntaxe ou de la grammaire du mandarin, il faudra soudainement qu’ils assimilent une énorme quantité de termes spécialisés techniques, mathématiques et scientifiques dans ce nouveau semestre. C’est extrêmement difficile et les efforts et le temps ainsi dépensé ne valent pas d’utiliser leur langue maternelle pour se familiariser avec les nouveaux sujets, ainsi hausser l’efficacité de l’apprentissage. C’est une règle et un principe de base de la science pédagogique, sans aucun lien avec la conscience nationale et encore moins avec ces magnanimes qui se reconnaissent en elle, aucun individu ou peuple ne devrait politiser la question de la langue maternelle, il s’agit d’un héritage de l’écologie naturelle de la culture humaine, une chose naturelle qui n’a besoin d’aucune idéologie. Mais il y a encore quelques dirigeants de quelques départements qui encore une fois cherchent à traiter cette question sur le plan d’une opposition idéologique. Pourquoi laissons-nous ces enfants marcher année après année pour leur langue maternelle ? Préserver la stabilité c’est préserver la situation d’ensemble et le peuple fait partie de la stabilité de l’environnement naturel, mais si nous ne sommes même pas capables d’apaiser les cœurs de nos élèves, alors quel peut être notre apport pour le maintien de la stabilité dans les districts tibétains ? »
En fait, ce n’est pas que quelques dirigeants ne comprennent pas cette vérité. La raison pour laquelle on brandit encore une fois le couteau de boucher au dessus de l’éducation tibétaine n’est pas uniquement que les autorités locales cherchent à implanter l’unité culturelle, car il serait plus simple de couper toutes les langues qui parlent d’autres langages que le mandarin. Dans le résumé de la politique de l’éducation de la province du Qinghai, on peut voir qu’elle est considérée comme une « importante tâche politique » pour l’avenir des districts tibétains, révélant l’une des conclusions de la réflexion des autorités locales suite aux émeutes tibétaines de 2008 : pour tenter de préserver la stabilité, il faudra exterminer jusqu’aux racines toute forme d’éducation en langue tibétaine.
Quoi qu’il en soit, l’époque d’aujourd’hui n’est pas celle où, quelques centaines d’années auparavant, les colons espagnols ont pris possession de la terre des Mayas, détruisant complètement la langue des autochtones. Quoi qu’il en soit, l’époque d’aujourd’hui n’est pas non plus celle de la révolution culturelle d’il y a quelques dizaines d’années, où à travers le Tibet fut interdite toute éducation en langue tibétaine, l’époque où les Tibétains comme moi perdirent l’usage de leur langue maternelle. Notre époque, c’est celle de Tsering Kyi, une lycéenne de 19 ans qui, pour protéger sa langue maternelle, a transformé sa vie en un brasier, une flamme qui ne s’éteindra jamais.
20 mars 2012